Si je m'assieds là assez longtemps, 2022
« J’ai envie de te parler d’une forêt en particulier, une forêt qui s’auto-génère seule depuis la nuit des temps, aucun humain ne l’a conçue, elle prospère et ne cesse de s’accroître, parfois elle s’étouffe, mais sa propre destruction participe à son développement. Elle n’existe pas réellement, c’est simplement une proposition d’imaginaire que je formule. Cette forêt n’est pas faite pour nous, bien sûr l’on peut bien s’y sentir, et même y vivre, mais sa structure lui est propre, seule sa volonté régit un ordre qui nous échappe. Est-ce que tu penses qu’elle réfléchit ?
Elle abrite en son cœur de multiples entités : des insectes et des animaux évidemment mais aussi beaucoup de légendes et de poésies. Mais aujourd’hui, ici, je crois que l’on va les oublier. J’aimerais que l’on ne la voit pas uniquement par le prisme de la traversée, le dimanche après-midi et uniquement si le temps est bon. On y laisse des marques de notre passage, mais quelles traces laisse-t-elle sur nous ?
J’essaye d’imaginer un sentiment, une expérience particulière, quelque chose qui ne se produira jamais, j’aimerais savoir si la forêt veut bien de moi. Les écureuils vivent à l’intérieur des arbres, les lapins à l’intérieur des sols, ils disparaissent en elle. Si je m’assieds là assez longtemps, dans un état latent, tu crois qu’elle pourrait me recouvrir ?
Je suis là, recroquevillée, je n’y vois rien mais les habitants de la forêt, eux, me voient, je me sens épiée, j’ai l’impression de déranger. J’ai un peu peur, je suis vulnérable, je dois me faire à cette position.
J’entends les oiseaux se rapprocher, je pense qu’ils me voient mais ils m’ignorent. Il y a des gens autour de moi, pas très loin. Eux ne savent pas que je suis là.
Le lierre pousse sur moi, ses racines prennent place dans les pores de ma peau. Mon corps devient à la fois écorce et sol, les oiseaux se reposent sur moi comme si j’étais une branche, ils discutent. Je suis là pour toujours, consciente, mais je ne dérange plus, la forêt ne sait même pas que je suis là, j’en fais partie intégrante.
Ça n’arrivera pas, je suis toujours la personne que j’étais en arrivant ici, je suis née, je vis et je vais mourir. Mais la forêt va rester, je ne serais qu’un très court souvenir pour elle et elle m’oubliera, ça me rend triste, est-ce que tu te souviendras ? »