Très brève histoire du ciel (en peinture), 2022
« ‘‘C’est débile de peindre le ciel.’’
Giotto, Michel-Ange, Claude Monet, Yves Klein et bien d’autres se retourneraient là où ils sont.
En réalité, peindre le ciel n’a jamais été stupide ou inintéressant. Simplement, après tant de peintres, on se questionne sur la légitimité à le faire.
Peindre le ciel, c’est peut-être l’équivalent de peindre une nature morte. Mais qu’importe de peindre des natures mortes ? Le modèle, l’observation sont des prétextes à peinture. Le vrai sujet de la peinture, c’est avant tout la peinture. Si tous les films ne parlent pas du film en lui-même, ou du fait de faire un film, ce n’est pas le cas de la peinture.
On peut parcourir l’histoire de l’art toute entière en ne s’intéressant qu’au ciel, Théorie du /nuage/. Pour une histoire de la peinture de Hubert Damisch (1972) en est la preuve.
Dans les édifices chrétiens, les coupoles ont été investies par bon nombre de peintres (Michel-Ange dans la Basilique Saint-Pierre (1547-1564), Le Corrège dans la Cathédrale de Parme (1526-1530), pour ne citer qu’eux). Les scènes religieuses qui s’y déroulent prennent souvent (si ce n’est toujours) place dans les cieux. Ces peintures n’avaient pas pour volonté de ‘‘travailler’’ avec l’espace, n’y d’en donner une nouvelle perception : ‘‘la solution à laquelle est attaché le nom du Cortège revient au contraire à une négation : négation de la bâtisse, sinon négation de la clôture de l’édifice par l’établissement en un lieu privilégié de la couverture d’un décor ainsi conçu qu’il paraisse ‘‘trouer’’ la muraille et y ménager une ouverture faite sur un ciel lui-même traité en trompe-l’œil.1’’ Le ciel prend place logiquement sur le plafond des édifices. Il est observable de la même manière à l’intérieur qu’à l’extérieur : sur un axe vertical, il nie l’espace.
Cette notion d’ouverture (fenêtre) renvoie aussi très simplement à la lumière (divine, donc céleste) (le ciel en lui-même y renvoie déjà), dans Der Cicerone, Burckhardt écrit en 1855 : ‘‘Ses réalisations les plus réussies, les intérieurs d’églises, font apparaître dans l’art un sentiment tout nouveau de l’espace tendu vers l’infini : la forme se dissout, pour laisser la place au pittoresque dans son acceptation la plus haute, c’est-à-dire à la magie de la lumière.2’’ Peindre le ciel ce n’est pas que peindre le ciel. C’est d’abord poser un geste face à, sur, à travers la lumière et sur l’effet qu’elle produit. Si la peinture ne parle pas de peinture peut-être qu’elle n’a finalement que pour seul et unique sujet la lumière.
Damisch affirme également que ‘‘Le graphe /nuage/ n’a pas une valeur seulement pittoresque ou décorative. Il sert à la désignation d’un espace.3’’ Le nuage — et par extension, le ciel — dans sa représentation, fait espace. C’est un espace concret puisque visible mais indéfinissable. On ne peut ni le mesurer, ni le palper, c’est un lieu de lumière(s), de couleur(s), de rêve(s) et d’imagination(s) (peut-être, en somme, une hétérotopie).
L’immensité du ciel est telle que peu importe le format de la peinture ou de la fresque, il sera toujours ridiculement petit en comparaison. À ce propos, je pense à Rothko. Il ne peignait pas à grande échelle pour créer quelque chose de ‘‘grandiose ni de pompeux’’ mais ‘‘précisément parce [qu’il voulait] être intime et humain. Peindre un petit tableau revient à [se] situer hors la propre expérience comme [s’il observait] une expérience depuis un projecteur de diapos ou à travers une lentille réductrice. Quelle que soit la manière dont il peint, l’artiste se trouve à l’intérieur du grand tableau. C’est quelque chose que l’art ne peut pas maîtriser.’’ Peindre le ciel c’est avant tout un rapport à l’espace, à la lumière, à la couleur.
L’idée qu’une peinture fasse espace me plaît tout à fait. Prenons Monet : s’il n’est pas question de spatialiser la peinture, je ne sais pas de quoi il retourne. C’est un peu exagéré, je le reconnais, il est aussi tout à fait question du temps, nous y reviendrons. Au Musée de l’Orangerie, Les Nuages (1914-1926) est un tableau (composé de trois ‘‘panneaux’’ à l’huile accolés sur toiles marouflée sur le mur) de 200 centimètres de hauteur par 1275 centimètres de longueur ! Est-il possible de saisir une telle œuvre avec une vision d’ensemble ? Rien n’est moins sûr. Une véritable promenade, non seulement visuelle, mais également physique, dans la peinture. Y a-t-il moment plus intime que de se retrouver face à une telle œuvre ? ‘‘Le ciel de la contemplation’’4. Claude Monet force le déplacement. Comme écrit plus haut, il n’est sans doute pas possible de prendre la mesure de cette peinture dans sa globalité. Néanmoins, la voir de loin, dans son entièreté, n’est pas négligeable pour en comprendre les différents aspects mais læs spectat.eurs.rices n’apprécieront le tableau que par un processus d’aller-retour entre l’ensemble et le détail. Revoilà la notion de temps.
Au sein d’une même peinture Monet réunit des lumières et des couleurs n’appartenant pas un même instant (instemps ?) : hétérochronie. En revanche, si le ciel est peint en essayant de saisir un moment T (la machine photographique le permet plus facilement), il n’est plus question du temps qui passe, mais du saisissement de l’éphémère.
Alors, il n’est peut-être pas si ‘‘débile’’ que ça de peindre le ciel.
Aussi banal et quotidien qu’il soit, il apporte à l’art des pistes de réflexions très variées, de l’espace au temps, de la lumière à la couleur, du rêve à l’imagination, ou plus largement encore sur l’unique fait de le peindre, ou de peindre. Je conclurai par une citation de Patrick Boucheron : ‘‘L’historien ne peut comprendre la nature de sa tâche qu’en faisant le détour par les images. On doit les laisser faire, patiemment les laisser venir jusqu'à nous. Car elles seules nous permettent de ‘‘lire le réel comme un texte’’, c’est-à-dire de le poétiser.5’’ C’est aussi ce qui incombe aux artistes. Parfois, l’œuvre est issue d’une longue réflexion théorique et d’intenses recherches, et d’autres fois, le sujet s’impose, comme une évidence, une nécessité. Alors l’idée peut sembler futile mais l’art est avant tout le produit d’une activité qui s’adresse aux sens et aux intuitions (entre autres). »
1 Damisch, Hubert. Théorie du /nuage/. Pour une histoire de la peinture. Paris : Éditions du Seuil, 1972, p. 13
2 Burckhardt, cité dans Damisch, Hubert. Théorie du /nuage/. Pour une histoire de la peinture. Paris : Éditions du Seuil, 1972, p.
3 Damisch, Hubert. Théorie du /nuage/. Pour une histoire de la peinture. Paris : Éditions du Seuil, 1972, p. 48
4 Damisch, Hubert. Théorie du /nuage/. Pour une histoire de la peinture. Paris : Éditions du Seuil, 1972, p. 61
5 Boucheron, Patrick in Benjamin, Walter. Sur le Concept d’Histoire, 1942. Réédition, Paris : Éditions Payot & Rivages, 2013.